• Marie René

    Marie René

        Marie, René,

       Il aura suffi que je passe devant cette maison claire pour que vous sortiez des limbes de l'incertain : ces volets clos surannés de vert, cette tuile rouge comme l'Espagne qu'elle porte, vos prénoms enchaînés vers une destinée ascendante, tout m'incitait à m'arrêter devant "chez vous". J'ai donc pris comme gêné cette unique photo, comme si vous y étiez encore : vos lettres de fer n'étaient-elles pas encore là pour me le rappeler ?

       Pourtant je regrette ma précipitation à cet instant-là, dont j'aurais voulu qu'elle ne fût pas au détriment de la qualité de l'image : en me plaçant face à la fenêtre, j'aurais à l'évidence évité le léger déport des lignes de fuite que maintenant j'observe et je déplore... Dois-je revenir avant qu'il ne soit trop tard ? A vrai dire, je ressens planer une menace sur cette façade que vous auriez voulue immuable : son ravalement aura lieu, tôt ou tard, dans six mois, dans dix ans. Et avec disparaîtront vos quelques marques.

       Si je m'adresse à vous aujourd'hui, c'est justement que je ne saisis pas bien la raison de votre démarche. N'y voyez pas là une quelconque ironie de ma part ou un amusement de passage, non, je suis simplement troublé et je vous saurais gré d'accepter ces quelques hypothèses...

       En vous affichant de la sorte, proclamiez votre bonheur à la face du monde ? Vouliez-vous lier indéfectiblement votre destinée à celle des murs, par delà le temps et la mort ? Cherchiez-vous à faire se confondre la maison physique avec la maison symbolique, la famille, la maisonnée ? Etiez-vous mûs par un élan d'amour protecteur, si par exemple ces prénoms n'eussent pas été les vôtres mais ceux de vos enfants ; mais alors à qui je m'adresse ?

       Certes vous avez ancré votre lien dans la pierre, mais vous n'échappez pas aujourd'hui à une forme d'anonymat que vous n'aviez peut-être pas envisagée : ces prénoms qui sonnaient en vous telle une évidence, que signifient-ils aujourd'hui ?

       Dans la rue ce jour-là, personne, seulement quelques curistes qui rejoignaient leurs petits meublés. Les maisons adjacentes, toutes fermées. Quel voisin aurait-il pu me renseigner, si tenté qu'il en fût un dernier pour se rappeler quelques passages de votre modeste histoire ?

       Ainsi le mystère que vous avez su éveiller en moi se maintient-il pour quelque temps encore.

       Croyez bien en ma considération intriguée,

       Bien à vous,

                                                                                                   O.D.

     


  • Commentaires

    1
    Samedi 5 Décembre 2015 à 07:56

    le bonheur des autres ne se comprend pas toujours.c'est souvent plus difficile à partager que le malheur..et puis parfois la vie est sans pourquoi.

    2
    Samedi 5 Décembre 2015 à 10:43

    Bonjour Photodilettante,

    Bien-sûr il n'appartient à personne de chercher à comprendre le bonheur d'autrui. Dans ce cas précis, je m'interroge davantage sur ce curieux affichage du soi, qui peut interpeller le passant. Avec le temps, ce qui relevait d'une évidence, ne l'est plus...

    Belle journée,

    Olivier

    3
    Samedi 5 Décembre 2015 à 10:50

    maintenant on s'affiche sur les blogs... smile. jadis il y avait les dates de mariage au dessus des portes gravées dans la pierre ou les initiales sur les draps ou les prénoms sur les armoires.. peut être parce qu'avant on se mariait pour la vie...

    c'est l'expression d'un moment où l'on croit encore au bonheur...

    vous écrivez très bien et j'apprécie le côté désuet de la photo qui illustre bien votre propos.

    bon week

      • Lundi 7 Décembre 2015 à 12:12

        Merci Photodilettante pour vos pertinents commentaires, qui m'ont beaucoup donné à réfléchir sur ce que peut représenter "l'usage" d'un blog.

        Nous avons en effet eu de tout temps le besoin irrépressible de chercher à marquer de notre passage les lieux que nous « occupons » (ce verbe est-il bien approprié ?), moyen peut-être de conjurer la mort et l'oubli, de se les approprier aussi (même réflexion que pour le verbe précédent). Pour des raisons plus profondes et complexes aussi, qui pourraient davantage relever de la construction spirituelle et affective du rapport au monde, comme dans cette forêt que j'évoque dans un autre article : des hommes ont creusé quelques cupules au sommet des rochers. Comme peut-être sur cette façade où surgissent en lettres de fer ces deux prénoms, Marie et René... Affaire complexe, tant la volonté de l’affichage du soi peut relever de la combinaison de divers mécanismes comme je tente de l’aborder dans l’article. Nous ne pouvons donc ne nous en tenir qu’à de simples et humbles hypothèses, fort heureusement un mystère se devant de rester ce qu'il est...

        Nos blogs procèdent en partie de tout cela, certes. De 0 et de 1, éphémères et volatils, je ne crois pas qu’ils soient aussi durables que peuvent l’être deux prénoms ancrés dans la pierre. Pour autant je pense qu’ils donnent à chacun la possibilité d’aller plus loin, je veux dire qu’ils ne relèvent pas de la simple trace laissée sur un mur ; ici, l'écriture, la photographie ou toute autre forme d'art se font prolongement du soi, elles interrogent le monde.

        Si William Morris envisageait l’émancipation des hommes par l'entremise de la production artistique que ce fût par le travail ou dans le quotidien de la maison (jardiner ou peindre procédait selon lui d’une même démarche où chacun pouvait se faire artisan-artiste en construisant un rapport apaisé aux choses, par opposition à la production industrielle), c’était dans un système de pensées et de valeurs clairement établi. Or, dans nos sociétés post-nationales, vidées du sens commun, nous voilà livrés à nous-mêmes et à nos solitudes. Comment dès lors produire, s’exprimer et/ou s’opposer dans ce qui n'est plus porté par un mouvement collectif ? Sommes-nous condamnés à "l'esthétisation du monde" ?

        Le blog est sûrement en cela une manifestation de ces trajectoires individuelles. Pour autant, il donne à chacun la possibilité de se faire "auto éditeur" de sa production personnelle -fût-elle modeste- qu’elle soit artistique ou d’opinion- et en effet se donner à lire et à voir, ce qui ouvre la porte à bien des possibilités d’échange et de partage, voire de contestation : ailleurs dans le monde des bloggeurs sont condamnés à de lourdes peines de prison quand ils ont osé défier le pouvoir en place, là où ils n’auraient pu que très difficilement se faire entendre par les voies traditionnelles de l’édition.

        A notre modeste niveau et parce que nous avons encore la chance de pouvoir nous exprimer, nous donnons ainsi nos propres réalisations -aussi humbles soient-elles- à lire et partager. Nos blogs personnels n’en sont-ils pas une illustration ? Pour autant ne délaissons surtout pas les autres chemins possibles de l'action, le blog devant demeurer un support à cette action et non servir le culte de soi.

        Pourtant, la blogosphère est aujourd’hui moribonde. Elle avait donné lieu en son temps à tant d’enthousiasme et ouvert la voie à bien des espoirs de voir émerger un mode d’expression nouveau, libre et accessible à tous. Supplantée par les réseaux sociaux, où en l’occurrence l’affichage narcissique du soi est prédominant, (j’ai ouvert il y a quelques mois un compte Facebook, mais, inondé de messages superficiels auxquels je répondais de façon tout aussi vide, bombardé d'egoportraits (en français canadien dans le texte !) et de photo de plats du jour, j’ai renoncé à poursuivre dans cette voie).

        Autres temps, autres mœurs, je ne pense pas que l’on puisse comparer cette mise en scène du soi à celle que j’évoque dans l’article, qui se réfère à un autre système de pensée et de valeurs qui n’excluait pas amour, poésie et tendresse. Ici l'on s'ancra dans la réalité physique'un objet : une maison. Je préfère de loin ces lettres de fer à un tweet ou un "j'aime" qui finiront par sombrer irrémédiablement dans les tréfonds de l'océan numérique... comme les quelques lignes que vous êtes en train de lire !

        Ci-joint un article que j’ai bien aimé concernant l’irrémédiable bascule de la blogosphère au profit des réseaux sociaux

        http://bigbrowser.blog.lemonde.fr/2015/07/16/apres-six-ans-en-prison-un-blogueur-iranien-redecouvre-internet-et-sen-plaint/

        Mais tout cela n'est que le fruit de mon étroite pensée, je vous convie à me répondre à me nuancer ou me contredire, c'est là l'intérêt, l'échange et le partage !

        Bien à vous !

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    4
    Etoile
    Samedi 5 Décembre 2015 à 11:07
    Une trace
    Un espace de soi
    Un lien indivisible
    Un état
    Un bonheur
    Une errance
    Une croyance
    Geste symbolique
    L'Amour
    La peur
    L'oubli
    Le souvenir
    Deux êtres
    Seuls
    Deux êtres
    En linceul
    Un silence
    A jamais...

    J'aime tes mots...
    La Vie est question...
    Souvent sans réponse. ..
    Le pouvoir de la comprendre, propre ressenti...

    Douce journée Olivier
      • Lundi 7 Décembre 2015 à 13:50

        Que reste-t-il des traces de notre passage ici-bas dès lors que temps et oubli on fait leur oeuvre ? Il y a quelques années, j'ai découvert dans le grenier de la maison familiale une boîte contenant des dizaines de photos, dont certaines très anciennes. Si certaines personnes y étaient identifiables, d'autres ne disaient plus rien à personne. Ne restaient que ces visages, ces regards tournés vers un inaccessible ailleurs...

        Bien à toi, et merci pour tes belles paroles.

    5
    Mercredi 9 Décembre 2015 à 12:05

    J'apprécie ce que tu as écrit en réponse au com 3, Barraban.

    La question, à mon avis, repose sur ce besoin irrépressible (pour certains)
    de laisser une trace de notre passage dans ce monde...

    Certains Natifs d'Amérique procédaient tout autrement,
    puisque leur "philosophie" de vie consistait, au contraire,
    à laisser le moins de trace possible...,
    entre autres par respect pour la terre...

    Nous sommes poussières dans l'univers,
    et cela paraît difficile à "digérer" et accepter pour certains...

    Bon jour Barraban, et tous

    6
    Mardi 15 Décembre 2015 à 11:41

    Je te remercie pour ta pertinente contribution !

    Par fois je me prends à imaginer que dans un lointain futur des archéologues venus d'ailleurs viendraient enquêter sur notre civilisation éteinte.

    Qu'en déduiraient-il ?

    Que c'était la civilisation poubelle ?

    7
    Lundi 28 Décembre 2015 à 20:07

    Une très belle envolée pour deux volets verts banaux, une tuile sans fard et deux prénoms liés.

    Combien de piétons sont passés devant l'anodine façade grise, sans noter son existence. Un mur de façade comme tant d'autres murs de façade. Ils sont légions en ville, rasades en campagne.

    J'avais l'impression que tu connaissais les habitants depuis longtemps, très longtemps même. De vieilles connaissances, que  tu n'aurais pas revu depuis de très nombreuses années. Que tu venais voir, à l'époque de votre amitié, derrière les volets verts et les prénoms affichés. Les souvenirs auraient resurgis parce que tu passais devant chez eux par hasard. Et tu savais qu'ils ne reviendraient plus jamais. Ils étaient partis, peut-être morts. Et tu craignais que la maison soit rasée ou rénovée, ravalée. Et je sentais le pincement de ton cœur qui aurait tant voulu garder intact l'urne à souvenirs que constituait cette maison.

    Toujours très agréable à lire et original.

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